Il était environ une heure du matin.

Eydis c'était éclipsée de ses quartiers, comme une ombre. Elle était arrivée la veille.

Comme souvent, la jeune femme était frappée d'une insomnie. Comme souvent, elle décida que tourner encore et encore dans son lit ne servait à rien.

Alors elle décida d'aller marcher.

Eydis avait l'habitude. Elle ne dormait jamais beaucoup, de toute façon. Et puis c'était plutôt une créature de la Nuit, en général. Elle s'y sentait dans son élément. Mais elle devait avouer que ses insomnies avaient empiré, ces derniers mois. Elle refusa d'y penser.

La jeune femme avait enfilé un pull noir extra large, lui tombant au dessus des genoux et descendant sur ses épaules, laissant voir ses clavicules, où était inscrit un tatouage de demie lune. Elle avait mis un simple short noir en dessous, et n'avait pas pris la peine d'enfiler ses chaussures. Elle se sentait bien, pieds nus.

Elle avait descendus les escaliers depuis le 2nd étages, sans prendre la peine d'allumer la lumière. Ses yeux s'étaient adapté à l'obscurités, et elle avait l'habitude de déambuler dans l'obscurité.

Ses pieds nus caressaient le sol froid, et un sourire lui monta aux lèvres. Elle adorait cette sensation.

Sans un bruit Eydis progressait dans le couloir, observant chaque classe avec curiosité, faisant une sorte de repérage.

C'est donc entre ces murs que ma nouvelle vie va commencer...

Eydis c'était immobilisée en entendant des pas arriver derrière elle.
Son corps entier c'était tendu, son instinct primaire prenant le dessus. Ses poings se serrèrent automatiquement, et ses genoux se fléchirent légèrement. Une position de défense classique.

Toujours être prêt à riposter, Kattunge.

Sa voix résonna dans sa tête, et Eydis ralentit automatiquement sa respiration. Ecouter. Se préparer.

Mais Diantre, qu’est-ce que tu fous ici ? Le couvre-feu, ça te dit rien ? J’aurais pu te tuer !

Eydis sursauta légèrement, faisant volte-face immédiatement. Elle était toujours en position de défense, Ses genoux fléchis et les poings relevés au niveau de sa poitrine.

Elle pris une seconde pour analyser son "assaillant" de la tête aux pieds. Une pointe d'accent Irlandais. Dans la trentaine. Fin. Un regard froid et perçant, peut- être un peu condescendant. Une posture droite, sévère, distinguée. Un professeur.

Eydis se redressa, laissant ses poings descendre au niveau de ses hanches. Mais ses muscles ne se détendirent pas. Une vieille habitude, supposait-elle.

Ne jamais baisser sa garde. Tu as compris,  liten sjørøver ?

Elle se permis un petit rire à la remarque du professeur en face d'elle. La tuer ? Qu'il essaye seulement. Il aura une sacrée surprise.

" Sans vouloir vous offenser, je doute sincèrement que vous puissiez me tuer. Et d'ailleurs, c'est une drôle de façon d'aborder quelqu'un, non ?"

Un éclat d'amusement passa dans ses yeux verts, qui parcouraient le visage de l'homme en face d'elle. L'obscurité l'empêchait d'y discerner les moindres détails, ce qu'elle aurait fait d'habitude.
Eydis croisa les bras en dessous de sa poitrine, adoptant une attitude faussement nonchalante.

" Je ne cherche pas la cuisine. Je n'arrive pas à dormir. J'en profite pour simplement explorer mon nouveau... Logis."

Un sourire taquin s'afficha à ses lèvres.

" Et puis... J'ai totalement le droit d'être ici. Le couvre-feu mentionne le fait d'être dans le bâtiment à partir de 22 heures. J'y suis."

Elle laissa son regard parcourir le professeur de long en large, par réflexe.

La question, monsieur, c'est que faîtes-vous ici si tard ?

Eydis analysait l'homme en face d'elle.

Elle leva un sourcil un peu moqueur, accompagné d'un sourire en coin, quand il évoqua le fait qu'il n'avait pas l'intention de lui faire du mal. Néanmoins elle ne pouvait nier la tension entre eux. Deux animaux se regardant en chien de faïence.

Encore heureux. Quel genre de prof serait-il, sinon.

Son regard traîna sur son physique, de haut en bas. Il avait l'air de pouvoir se défendre.

Quoique... Ça aurait pu être intéressant.

Eydis repoussa cette partie d'elle, la partie qui se délectait du danger, de la violence, de l'impulsivité, à l'arrière de son esprit. Elle n'avait plus rien à faire ici. A l'Institut.

Ce n’était pas du tout mon but d’aborder quiconque. Juste faire cache-cache avec mon sommeil, c’est déjà bien prenant sur mon agenda.

Ces mots tirèrent Eydis de sa rêverie. Elle pencha un peu la tête sur le côté, regardant le professeur sous un jour nouveau.

Belle métaphore... Il ne parle pas comme un prof de filière générale. Peut-être lié à la langue? Ou aux Arts...
J'imagine que dans mon cas, c'est plutôt comme si j'essayais d'attraper une vague... Quand je crois l'avoir saisi, le sommeil m'échappe. Et parfois il m'emporte.

Les yeux verts d'Eydis se plantèrent dans ceux de son interlocuteur. Il ne ressemblait à aucun des tuteurs qu'elle avait croisé au cours de son existence. Il dégageait quelque chose... D'étrange.

Ses yeux se plissèrent. Elle avait envie de savoir quoi. Sa curiosité maladive était lancée.

La jeune femme avait envie de décortiquer ce drôle de professeur, d'explorer les recoins de sa pensée, de sa personnalité. D'arriver jusqu'à l'essence de sa personne, au squelette de son âme.

Juste parce qu'elle le trouvait intéressant. Juste parce qu'elle avait envie.

Et pourtant... Quelque chose, en son fort intérieur, lui disait que cela n'allait pas être facile.

Un sourire joueur passa sur le visage de la jeune femme.

Tant mieux. Où résiderait l'amusement, sinon.

L'homme sortit alors une cigarette. Et l'alluma. Au milieu du couloir. Sans gêne aucune.

Non, vraiment. Il ne ressemble à aucun autre enseignant.

Eydis haussa un sourcil amusé, et son sourire s'agrandit. L'odeur de la cigarette pénétra ses narines, et elle eu un léger frisson. Frisson renforcé par l'onomatopée de satisfaction du prof.

Gud, qu'elle avait envie d'une clope.

Elle se lécha le coin des lèvres en regardant le professeur fumer en toute impunité. Son regard se posa sur la braise incandescente de la cigarette, avant de remonter se planter dans ceux de l'homme.

" Mon nouveau logis me semble très bien. Je n'ai pas encore eu le temps d'en explorer les moindres recoins, mais j'y compte bien. L'Île, également. On ne pourrait rêver plus isolé. Un microcosme."

La tension semblait s'être relâchée. Un peu. Eydis crevait d'envie de s'en allumer une, ici, maintenant.

Elle haussa les épaules à la question du professeur.

"Je ne dors jamais vraiment beaucoup. Et je suis active en général la nuit. Je m'y sens bien, dans mon élément."

Elle arbora un sourire taquin.

"Donc oui, on peut supposer que c'est une habitude pour moi de m'amuser de la sorte. Le calme de la nuit me plaît. Ce n'est pas ici que je vais changer mes habitudes."

Pense à cligner des yeux, être déshydraté, c’est désagréable.

Eydis écarquilla légèrement des yeux. Elle baissa le regard, laissant échapper un rire chuchoté. Elle ne s'était pas rendue compte de l'intensité de son regard. Encore une fois.

Cela lui avait souvent amené des soucis, le fait d'analyser les gens ainsi. De les observer sous toutes les coutures. De noter leur traits dans sa tête.

Combien de fois s'était-elle retrouvée à se battre avec des inconnus pour cette raison? L'intensité de son regard. Sa manière d'essayer de dépouiller les gens d'un coup d’œil. Peu de personnes l'avaient supporté. Sauf... Oui. Sauf Lui. Il avait bien ri.

Eydis pensait que c'était drôle. Que c'était triste. Qu'en un regard, on puisse se sentir agressé. Mis à nu. Qu'on puisse s'énerver. Se battre.

Combien de fois...

Son regard se fixa sur ses pieds nu. Elle fit le vide dans son esprit. Il fut banni des ses pensées. Encore une fois.

Le rire de l'homme lui apporta un sourire. Il résonna entre eux, comme un lien. Deux inconnus dans la Nuit. L'odeur de la cigarette. L'écho étouffé d'un rire. C'était comme un sceau à la cire dans un livre. Une signature d'un Instant.

Prison à ciel ouvert. La peur de la liberté, c’est déconcertant. J’en conviens.

Eydis releva le regard, la tête penchée sur le côté. Une prison... Elle n'était pas d'accord. Que c'était drôle. Pour elle, c'était l'exact opposé.

" La peur de la liberté... Ce serait triste si c'était le cas."

Eydis écarta les bras, désignant l'espace autour d'elle.

"Vous interprétez ce lieu, cette Île, comme une prison. C'est bien dommage. Pour moi, qui se retrouve suffoquant dans les lieux immenses, cet Institut est la définition de Liberté. Un choix. Un pari. Un tremplin vers le futur. Une étape entre le passé..."

Elle ouvrit sa paume droite. Un œil fermé y était tatoué.

" Et le futur."

Eydis ouvrit sa paume gauche cette fois. Un œil ouvert y était inscrit, miroir complémentaire de l'autre.

La jeune femme ria doucement. Elle se sentait un peu naïve. Pourtant c'est ainsi qu'elle voyait les choses.

Traquée.Voilà comment elle se serait qualifiée ces derniers mois. Mais plus maintenant. Ici, elle pouvait surveiller les allées et venues. Les gens. Les professeurs. Un univers à son échelle. Exactement ce qu'il lui fallait.

Eydis fourra ses mains dans ses poches, reprenant son attitude décontractées. Elle se permis de regarder l'homme à nouveau, cette fois ci en mesurant l'intensité de son regard anis.

Une prison, hein... Mais pourquoi? Et comment était-il arrivé là?

Une autre interrogation qui alla se placer sur le dossier tout frais que constituait cette nouvelle rencontre. Que c'était intéressant. Eydis ne risquait pas de s'ennuyer, ici.

J’ai faim. Amène-toi Petite.

Eydis haussa un sourcil amusé. Elle allait lancer une remarque salace, mais se retint, se mordant la lèvre inférieure. Des frontières, Eydis. Il est prof et toi élève. Vous venez de vous rencontrer.

La brune eu un sourire amusé. Elle emboîta le pas de sa nouvelle rencontre, décidant que cela allait être bien plus intéressant que de balader seule dans les couloirs. Elle avait tout le reste de l'année pour explorer.

Et puis, une bonne tasse de thé ne pouvait pas faire de mal.

" Pardonnez ma curiosité, Monsieur, mais quelle matière enseignerez-vous ici ?"

Elle avait mis l'accent sur le monsieur. Une pointe ironique, sans effronterie. Juste son attitude joueuse qui reprenait le dessus. Et sa fichue curiosité, aussi.

Eydis avait fourré les mains dans ses poches en suivant son professeur, à quelques pas de distance.

Juste avant d'entrer dans la pièce, elle se sentit vaciller. Elle posa une main sur son front, utilisant l'autre comme support en la pressant contre le mur. Sa respiration se fit courte.

Ses oreilles émirent un sourd bourdonnement. Elle devint sourde et aveugle l'espace d'un instant.

Un frisson traversa son corps, la faisant tressaillir. Puis le Néant. Eydis ne savait plus où elle était.  

Une voix résonna à l'intérieur de son âme. Une voix féminine, jeune et pourtant millénaire.

C'était comme si un éclair lui fendit le crâne. D'un coup, Eydis  ouvrit grand les yeux, le sifflement dans ses oreilles s'atténuant.

La jeune femme sentit ses pupilles se dilater. C'était comme si elle voyait le monde pour la première fois. Comme si elle avait percé un voile.

Tout lui semblait plus clair. Plus aiguisé, plus cru.

Ses yeux anis se posèrent sur le dos de son professeur, disparaissant dans la cuisine. Ils remontèrent sur l'arrière de sa tête.

Un battement de cœur résonna dans tout son corps. Quelque chose avait changé.

La volonté, Min liten sjørøver. Les choix, les décisions. Tout part de là. Le corps suit le cerveau. Cela vaut pour toute la vie. Tu fais tes propres choix. C'est cette fraction de seconde qui dicte le restant de ta vie. Tu as compris, Eydis ?

Les pupilles d'Eydis se rétractèrent. Elle le sentait au fond de son âme, comme une pulsation.

Les pensées. Les décisions.

Eydis passa une jambe devant l'autre, ses pieds nus touchant le sol sans un bruit. Elle s'arrêta dans l'encadrement de la porte, sans émettre un son, dans le noir total.

Ses yeux anis ne quittèrent pas l'arrière du crâne du professeur. Elle semblait y entendre un lointain bourdonnement, comme si elle y voyait un bruissement de l'air entourer la tête de ce drôle de bonhomme en  continu.

Les pensées, les réflexions, un courant qui ne s'arrête pas. Le cerveau ne s'arrête jamais, Kattunge. Quand on arrête de penser c'est qu'on est mort.

Oh, si elle avait pu influencer les pensées de gens de son passé. Tant de choses se seraient passées autrement. Des yeux noirs, un poing qui s'abat.  

Eydis plissa les yeux. Elle sentit son cerveau travailler, s'aiguiser, comme une pression entre ses tempes. Elle tenta de préciser le bruissement de pensées du professeur.
C'était comme si elle regardait dans l'objectif de son appareil photo sans la mise au point. Tout était flou, et elle ne savait pas ce qu'elle regardait.

Pas encore.

La lumière se fit dans la pièce, mais Eydis ne broncha pas. Elle continuait de fixer le dos du professeur, se dirigeant vers les placards, en toute tranquillité. Il n'avait aucune idée de ce qu'il venait de se passer.

Parfait.

Eydis se concentra un peu plus sur le bruissement du professeur. Sur son Bruit.

Le sifflement dans ses oreilles s'intensifia.

Le professeur se retourna vers elle. Au moment où leurs yeux se croisèrent, deux lacs s'écrasant contre une forêt , tout vola en éclats dans la tête d'Eydis. Le Bruit s'arrêta dans un son de verre brisé.

La brune cligna des yeux.

Remets ton masque, Kattunge. Personne ne doit savoir ce que tu penses, ce que tu ressens. Sinon tu es vulnérable. Personne ne dois te voir sans, sauf moi, c'est compris ?

Eydis afficha un sourire espiègle, fourrant ses mains dans la poche de son Sweat shirt. Un masque de nonchalance.

J’ai pour mission de vous apprendre à apprécier la musique et non du bruit. Je ne sais pas où ma matière aura sa place, peut-être en option, après, je m’adapterais. Si cela peut aider les gens à dissiper la pression, j’en serais bien heureux.

Eydis saisit la tartine tendue vers elle. Ah, un professeur des Arts. Cela lui collait bien. Elle l'imaginait bien derrière un piano, le feu dansant dans ses yeux, la sueur au front et le Diable aux doigts.

Elle ne mangea pas la tartine, la pliant simplement en deux. Ses yeux se posèrent à nouveau sur le front du musicien. Elle distinguait le Bruit, mais cette fois sans qu'il ne préoccupe son champ de vision en entier.

Le Bruit. Apprécier la musique et non le bruit. Le Bruit. Quel hasard merveilleux.

Et toi, donc, qu'as-tu choisis ?

Eydis reposa son regard dans celui du professeur. Un sourire joueur se dessina sur son visage.

" Arts. J'ai choisi les arts. Et un peu d'économie, de l'histoire également. Je souhaite ouvrir ma propre galerie, vous voyez. Je dois avoir toutes les clés en main."

Elle déchira son sandwich en deux, mordant dans une des moitiés.

Beurre de cacahuètes. Une douceur inattendue.

Eydis sentit, plus que ne vit, un tressaillement dans le Bruit de l'homme en face d'elle. Comme une pierre émergeant dans un torrent, brisant la surface mouvante de l'eau.

Elle se concentra dessus. Une envie. Une addiction. La nicotine.

Une porte d'entrée.

Un sourire carnassier apparut dans l'esprit de la jeune femme. Elle visualisa une onde sortant d'entre ses yeux pour s'immiscer dans le Bruit du professeur.

Les faiblesse de l'Homme, Eydis. Leur faiblesses sont tes forces. Connaît-les, et utilises-les.

Elle mêla son onde au Bruit. Elle fit résonner sa pensée dans celle du professeur.

Je me suis grillée une Blonde  dans le couloir, alors pourquoi pas ici ? Les frontières semblent brouillées dans cet Institut, surtout dans les ténèbres.
Et si j'en proposais une à cette jeune femme ? Quitte à s'empoisonner, autant le faire à deux. Comme un pacte. Ainsi, elle ne risque pas de me dénoncer.

Eydis s'extirpa du Bruit, laissant sa pensée haletante, exaltée. C'était comme sauter dans le vide, pour atterrir dans une mer agitée.

C'était passionnant. Addictif.

Eydis enfouit un autre morceau de sandwich dans sa bouche, ne laissant rien transparaître. Elle observait le professeur, attendant de voir si sa suggestion allait prendre racine. Si son Onde allait s'intégrer au Bruit du musicien.