Eydis avait senti quelque chose lui parler. Une voix millénaire, un écho résonnant dans son crâne, jusqu'au plus profond de ses os.

Encore une fois. C'était la même voix que ce soir là, avec le professeur. Encore une fois, elle oublia un instant ou elle était, son esprit se brouillant le temps
d'une seconde.

Et elle n'aimait pas ça.

Un léger vertige la pris, comme un passager d'avion dans une turbulence. Elle sentit ses genoux fléchir, relâcher un instant leur prise autour de l'arbre.
Mais aussi vite qu'elle l'avait submergée, la sensation s'évapora, la Voix se taisant dans un soupir. Eydis cligna des yeux, se reprenant. Ses genoux retrouvèrent leur prise autour de la branche, et tout allait bien.

Sauf que non. Eydis fronça un instant les sourcils.

Deux secondes. Deux secondes d'emprise de plus sur elle, et elle se serait fendu le crâne trois mètres plus bas.

Eydis n'était pas en contrôle. Elle ne savait pas comment, ni qui, ou quoi avait cette influence sur elle, son esprit, son corps. Mais il y avait quelque chose.

L'abandon. C'était ce que la voix avait demandé. Mais l'abandon était la soumission.

Et pour Eydis, il en était tout simplement hors de question. Plus jamais. Si la Voix était responsable de son... Abilité, de l'apparition du Bruit, alors Eydis devinait un lien, une connexion.

Comme tirer sur une ficelle dans le noir complet. C'était la sensation qu'elle avait quand la Voix l'appelait. Un lien invisible, et pourtant tangible, noué autour de son âme. Et parfois, quelque chose tirait dessus, depuis le plus profond du vide.

Eydis devait juste trouver le moyen de tirer la ficelle en retour.

La jeune femme était intriguée. Méfiante. Curieuse.

Et déterminée à en apprendre le plus possible. Mais à ses propres conditions. Il était simplement hors de question de se soumettre à une puissance inconnue.

Et il ne s'agissait pas seulement d'un problème d'égo.

Eydis repris ses esprit, et posa son regard anis sur Styx. Un sourire imperturbable ornait toujours ses lèvres.

Parfait, Min Vakre. Ne baisses pas ta garde. Même si tu souffres, même si tu as très envie de pleurer. Reste de marbre. Comme ces statues que tu aimes tant, d'accord ?

- Je peut être Athéna, Eirik ? C'est ma préférée.

- D'accord, tu es Athéna. C'est un jeu. Mais personne ne dois savoir, rien que nous deux.

Eydis sentit ses pupilles se dilater. Peu à peu, le Bruit de Styx apparu.
La jeune femme sentit son souffle se couper. Il était magnifique.

Noir ébène, avec des reflets or. Il bruissait assez paisiblement, entourant le front du jeune homme dans un flot continu.

Eydis avait l'impression de regarder l'intérieur d'un nuage orageux. Une puissance crue, libre, sans barreaux ni chaînes. Et pourtant...

Des méandres de pensées sans fin. Se pliant sur eux même, apparaissant, disparaissant.

Ah. Nombreuses facettes, nombreux plans.

Parfait.

Est-ce que tu es en train de m’accuser de m’être volontairement jeté une pomme de pin ? Je ne suis pas un adepte de l’autodestruction, ma belle !

La voix suave de Styx brisa la concentration d'Eydis, le Bruit disparu et la jeune femme retrouva les orbes azurées du jeune homme. Elle relâcha une inspiration qu'elle avait oublié retenir, et pencha la tête sur le côté.

L'autodestruction, hein. Drôle de chose à évoquer.

Eydis connaissait cela, et que trop bien. Elle plissa les yeux. Elle savait qu'elle pourrait essayer de lire le Bruit du brun, en regarder les mouvements et soubresauts, en décrypter les humeurs.

Une partie d'elle en avait envie. Très envie.

Attends, il avait dis "ma belle" ? Oh. Oh ooooh. Voilà quelque chose qu'elle n'avait pas entendu depuis longtemps. Une chaleur se répandit dans sa poitrine.

Eydis haussa les épaules, son fidèle air taquin toujours affiché sur son visage.

" Les dryades ont peut-être pris ta course comme une offense. Un enfant des eaux paradant tel Apollon dans leur territoire. Attention, attention."

Eydis se laissa bercer par le rire de Styx. C'était un son dont on ne pouvait se lasser. Un ricochet joyeux sur un lac sombre.

Tu aurais passé une matinée moins drôle si dame nature n’avait pas décidé de m’attaquer !

" C'est vrai. Qui aurait cru qu'une pomme de pin ai failli avoir raison du grand Styx. On ne rigole pas avec dame nature."

Eydis laissa un rire s'échapper de sa gorge. C'était vrai que c'était drôle. Elle sentit ses poumons s'alourdir, et sa tête commencer à la lancer.

Elle avait peut être passé un peu trop de temps la tête à l'envers. Il était temps de se relever.

Et est-ce qu’on peut voir vos croquis Mademoiselle l’artiste ?

Un éclair joueur dansa dans les yeux d'Eydis. La jeune femme contracta ses muscles abdominaux, redressant le haut de son corps jusqu'à pouvoir poser ses paumes sur la branche. Elle se releva ensuite, disparaissant à nouveau dans la végétation.

"Mais certainement, très cher. Une seconde."

Elle marcha en équilibre sur la branche, allant chercher son sac, qu'elle pris en main.

Eydis retourna à sa place originelle, debout sur le bout de la branche. Elle voyait Styx en bas.La jeune femme plissa les yeux.

Son Bruit lui apparut, tranquille, mais elle reconnu un mouvement qu'elle avait vu auparavant. Une perturbation dans le flot du Bruit.

Une envie de nicotine. Ah. C'était de plus en plus facile à discerner.

Eydis sentit une vague de curiosité mélangée à une envie presque étouffante.

Et puis merde. Eydis décida de tremper le bout de ses pieds dans les eaux noires de son pouvoir.

Elle fit résonner son esprit, envoyant une onde dans la direction de Styx. Le bourdonnement résonna dans ses oreilles, comme la première fois qu'elle l'avait utilisé, ce Don, cette capacité.

Eydis atteint le Bruit de Styx, et se transforma, devenant de plus en plus sombre, puis noir ébène, et plongea dans le Bruit de Styx. La sensation était indescriptible.

Tant de possibilités. C'était effrayant. Exaltant.

Eydis pourrait se perdre dans son Don. S'y abandonner. Demander des choses terribles, avec le temps, juste si elle en avait l'envie.

Mais il s'agissait de Styx. Pas de n'importe qui. Styx. Styx et ses yeux, Styx et son sourire.

Eydis serra les dents, luttant contre l'envie qui la prenait aux tripes, l'envie de plonger encore plus profondément dans les eaux noires, de s'y émerger, de voir si elle pouvait attraper quelque chose, le briser, juste pour savoir si elle le pouvait.

Elle serra les poings si fortement que cela lui fit mal.

" - Hey."

Lève-toi. Et attrape.

Un commandement, un réflexe, plus qu'une pensée sinueuse et intrusive. Juste pour voir si cela marchait. Rien de dangereux, de méchant, rien qui ne lui apportait grand intérêt.

Eydis lança aussitôt son duffel bag dans la direction de Styx. Elle avait calculé que s'il ne le rattrapait pas, le sac atterrirait à ses pieds.

Elle s'extirpa du Bruit de Styx avec une certaine hâte, laissant son esprit tremblant, haletant. C'était comme une poussée d'adrénaline. C'était vraiment dangereux, parce qu'Eydis adorait cette sensation. Ce contrôle.

Peut être qu'il existait quelqu'un à qui elle pourrait en parler. Un livre auquel elle pourrait se référer.

Eydis se reconcentra sur Styx, attendant de voir sa réaction.


Comme une panthère noire, dans son arbre, guettant curieusement les mouvements d'une gazelle.

Eydis l'avait vu. La confusion dans l'attitude de Styx.

Il s'était relevé en un éclair, attrapant son sac sans aucune difficulté, sans accroc. Tout comme elle lui avait demandé.

Non. Comme elle l'avait ordonné.

Eydis avait cédé. Cédé à la tentation, plongé ses pieds dans les eaux noires. Elle avait manipulé son pouvoir. Elle avait manipulé Styx.

Une vague de culpabilité submergea la jeune femme. Tout comme la Voix avait pris le contrôle de son esprit, elle avait pris le contrôle de l'esprit de Styx. Une seconde avait suffi.

Eydis lut la même confusion sur le visage de Styx que celle qu'elle avait ressentit elle-même.

Comment avait-elle pu ? Eydis sentit la partie noire d'elle-même, cette partie qu'elle avait tenté d'étouffer, de tuer, de taire, commencer à lentement remuer dans un coin de son esprit. Sa respiration rauque et pestilentielle souffla sur l'âme d'Eydis.

La pouvoir. La puissance. A portée de mes doigts. Tous des pions. Tous à mes pieds.

Eydis vacilla un instant, ses poings se serrant. Non. Non, elle valait mieux que ça.

Tu sais très bien que c'est faux. Tu es pourrie de l'intérieur. Tu es comme moi.

Eydis porta une main à sa nuque, ses ongles se plantant dans le tatouage inscrit comme une marque maudite. Une marque indélébile, un fer blanc.

La Famille. Le Clan. Les chaînes.

Eydis planta ses ongles plus profondément. Une douleur pour l'ancrer dans la réalité. Elle remplaça se souvenir sombre avec un autre.

L'odeur des draps de coton. Ses bras autour d'elle. La chaleur de sa peau contre la sienne.

Min Månestråle. Tu n'es pas comme eux. Tu vas t'en sortir. Tu ne leur appartient pas.

Eydis pris une respiration tremblante, laissant ses yeux fermés se rouvrir lentement.

La jeune femme pris une décision. Son pouvoir était un outil. Elle en était le maître. Jamais ce ne serait l'inverse. Tant pis si elle allait souffrir. Tant pis si elle déclarait la guerre à cette Voix omnisciente apparemment capable de contrôler son esprit.

La Voix allait vite apprendre qu'Eydis ne courberait pas l'échine. Si Elle voulait la manipuler, Eydis n'allait certainement pas se laisser faire. Elle lui avait donné un don. Eydis l'avait pris. Elle ne savait pas ce que la Voix voulait en retour. Mais Eydis n'allait certainement pas être un pion. Plus jamais elle n'en serait un. Elle allait être à la table des négociations, coûte que coûte.

La brune laissa son regard retomber sur Styx. Il s'était rassit sur le tronc, le regard impassible, imperturbable. Ah. Belle façade. On n'apprends pas à un vieux singe à faire la grimace.

Styx, qui n'avait rien demandé à personne, avec son air bagarreur, son coquard qui lui seyait à merveille, ses cheveux qui lui semblaient si doux, ses lèvres-

Eydis se gifla mentalement.

Le fait était que Styx n'avait rien fait pour lui nuire. Il était une compagnie agréable, plus qu'agréable même, n'avait rien fait pour la mettre mal à l'aise, lui faire du mal.

Et elle l'avait manipulé. Sans vergogne. Juste parce qu'elle le pouvait.

Non. Plus jamais. Eydis c'était laissée tenter, et elle le regrettait.

Il lui fallait des règles, des limites. Eydis connaissait bien l'addiction, l'envie. Elle les avait combattu auparavant, elle le referais encore.

Tant pis si cette fois-ci elle le faisait seule.

Styx croisa le regard d'Eydis, et ce fut comme un sceau s'apposant sur ses nouvelles résolutions. Une signature au bas d'un contrat passé avec elle-même. Ses règles, son Pouvoir, ses limites.

"Tu me rejoins ?"

Eydis laissa un sourire sincère s'étendre sur son visage. Oui. Elle allait le rejoindre.

La brune marcha sur la branche, se tourna et fis un pas dans le vide. Aussitôt elle se rattrapa avec ses bras, restant un instant accrochée à la branche pour ralentir sa chute, laissant l'élan la balancer légèrement vers l'avant. Le poids de son corps fait se fléchir la branche, secouant le feuillage et décrochant certaines feuilles qui allèrent mollement chuter au sol.

Elle lâcha la branche et atterrit, amortissant sa chute en fléchissant les genoux, se retrouvant presqu'accroupie au sol.

Eydis se releva nonchalamment, regardant ses paumes tatouées, à présent légèrement écorchées par la branche. Bah.

La brune essuya ses mains sur son short, marchant tranquillement vers Styx. Elle lui sourit l'air de rien.

Arrivée en face de lui, elle se pencha en avant et ouvrit son sac, en extirpant un carnet A4 épais, à la couverture rigide noire, usée par les éléments et les manipulations pas toujours délicates.

Elle hésita un instant. C'était très rare qu'elle le montre à quelqu'un. En fait, les personnes à qui elle avait ouvert cette partie d'elle-même se comptaient sur les doigts d'une main.

Eydis plongea son regard dans celui de Styx. Elle y vit le sien s'y refléter, y compris un lien. Une compréhension silencieuse.

La brune lui offrit un sourire. Elle lui tendit son carnet, le posa dans sa main. Laissa ses doigts effleurer les siens. Comme par erreur.

Eydis reporta son regard sur son sac, se souvenant du tressaillement dans le Bruit de Styx. Elle en extirpa son paquet de cigarettes.

"- Round two ?"

Elle faisait référence à leur première rencontre. Eydis avait l'impression de devenir le distributeur officiel de cigarettes de Styx. Enfin.

Eydis extirpa un bâtonnet à cancer du paquet avec ses dents, avant de le tendre vers Styx. Sa main libre farfouilla la poche de sa chemise à carreaux, située sur sa poitrine, à la recherche de son Zippo.

Quitte à s'empoissonner, autant le faire à deux, non ?